2007

Errances

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Chorégraphe Laura Tanner | Danseurs Diana Lambert | Adrian Rusmali | Deborah Hofstetter | Lucy Nightingale | Laura Tanner | Musiques Steve Reich par Pat Metheny; Gershwin par Janis Joplin | Eclairagiste Michel Faure | Costumière Remedios Rodriguez | Administration Nicholas Palffy | Photo Roger Chappellu

Laura Tanner plonge la danse dans les méandres de la mémoire

Ses « Errances » ont agité les âmes perdues de l ‘Alhambra.

Spectacle après spectacle, la chorégraphe genevoise Laura Tanner affirme une personnalité artistique digne d’admiration. Que l’on prise ou non le sérieux absolu de ses créations, leurs aspérités et leurs mystères, il faut reconnaître à leur auteur un style, une patte, un chic, dans le meilleur sens du terme. Aucun effet de mode chez Laura tanner, mais du neuf quand même à chaque création, et de la recherche en profondeur avec les danseurs.

D’où l’impact incontestable d’ERRANCES, qui livrait jusqu’à mercredi la scène de l’Alhambra à quatre individus confrontés aux éclipses de la mémoire et à la confusion d’esprit. Commencée comme une déambulation bien réglée, sur une musique entraînante quoique répétitive, la chorégraphie éclate en figures plus affolées. Laura Tanner se tient en arrière, en robe bleue, hésitante. Elle est comme une figure du passé au bord du gouffre de la mémoire.

Cette mémoire qui permet aux interprètes, aussi graves qu’excellents, de raconter un souvenir d’enfance, ou de fredonner une chanson. Le genre de chanson à laquelle une tête presque vide se raccroche quand tout le reste a disparu. La danseuse Lucy Nightingale, dans une performance très dure, finit par incarner seule cette paniquante fuite de la mémoire. Une panique qui ressemble déjà à la folie.

Benjamin Chaix - La Tribune de Genève - 8 mars 2007


Danse au bord de la folie

Que reste-t-il de soi quand la mémoire s’effondre ? Quand une maladie anéantit la conscience d’une continuité ?

Ces questions sont au coeur d’ERRANCES, la nouvelle création de la chorégraphe genevoise Laura Tanner, à l’affiche jusqu’à hier du Théâtre de l’Alhambra. Le sujet était aussi ambitieux que captivant. […]

Au seuil d’ERRANCES, dans le lointain, une femme sans âge en robe sombre, prostrée sur une chaise, un téléviseur allumé à ses côtés. C’est Laura Tanner. Et c’est son silence qui nous saisit d’emblée. Elle veille, absente à elle-même, présente au monde comme à son corps défendant. Elle est l’horizon de sa propre pièce, comme sa boîte noire.

Sur la scène austère apparaissent trois danseuses, un danseur, pieds nus. Ils arpentent le vide comme possédés, tombent, roulent, se redressent, chacun sur son orbite. Il arrive que l’homme pique un sprint désespéré. […]

Là où ERRANCES touche, c’est quand les gestes recouvrent leur innocence. Ce moment par exemple. Au premier plan, une danseuse murmure ses songes en allemand. Au centre, deux soeurs , chignons égarés, se touchent le visage. Elles se cherchent en tâtonnant. Se consolent, se lient. Elles sont sur la crête de l’absence. Elles vont se séparer. Celle qui reste s’endiable, se mord et se tord. L’effroi de ne plus se connaître. L’absolu de l’errance.

Alexandre Demidoff – Le Temps le 8 mars 2007


En quête d'esp-errances?

Deux formes élémentaires, le carré et le cercle, définissent l’armature conceptuelle d’Errances, la dernière création de la chorégraphe genevoise Laura Tanner. Elles représentent deux régimes opposés, le régime diurne, apollinien, rationnel (le carré) et le régime nocturne, dionysien, irrationnel (le cercle). Par ces deux formes géométriques sont confrontées les thématiques de l’ordre et du désordre, de la pensée et du corps, de la civilisation et de la barbarie, de la conscience et de l’inconscient. La chorégraphe soulève ainsi la question de la cohésion de l’être face au néant. Qu’est-ce qui fonde notre identité ? Sur quoi repose la singularité de notre existence ? Une collection de souvenirs accumulés une vie durant ? Le témoignage de nos proches et amis ? Un vieil album de photos de famille ?

Errances nous parle indirectement de sparagmos, d’un démembrement psychique de l’être provoqué par la maladie d’Alzheimer. L’œuvre renvoie en quelque sorte au destin funeste de Penthée, déchiré par la fureur dionysiaque de sa mère pour avoir refusé de rendre hommage à la non-rationalité du dieu doublement né. Ici, la chorégraphe montre la lente décomposition de la mémoire, le passage de la certitude rationnelle qui structure nos vies au morcellement psychique que provoque cette maladie. Ses «arrêts sur images» sont comme des points de suspension dans une chronologie qui s’effrite progressivement, des bribes de vie qui disparaissent aussitôt dans les ténèbres de l’oubli. Les paroles prononcées par les danseurs jaillissent comme des leitmotivs obsessionnels d’une vie qui ancre sa signification par la répétition. Ces récits fragmentaires sont alors comme de vieux papyrus fragiles qui conservent – pour combien de temps encore ?– la mémoire d’événements vécus dont l’esprit garde une trace éphémère.

Mais la chorégraphe souligne aussi que trace mnésique subsiste dans la mémoire du corps, qu’elle est comme un sillon indélébile inscrit dans la chair. Une danseuse se lèche les mains et les bras, d’autres se caressent mutuellement le visage, pour rappeler que le corps est aussi sensation et que ce mode de perception ne saurait être «oublié» dans une création qui a pour thème la mémoire.

Un jeu de lumière réduit à l’essentiel habille les corps et confirme le souci de sobriété de l’artiste. Il n’y a jamais d’artifices ni de verbosité dans le travail de Laura Tanner, au point que c’en est parfois énervant. Par son obsession de la structure et du rythme, par l’organisation spatiale parfaite de ses danseurs, la chorégraphe donne matière à réflexion à ceux qui cherchent à comprendre son travail. Mais la rationalité du spectateur est toujours dérangée par l’irruption du sentiment. Un cri inattendu, le flash back d’une comptine pour enfants, le corps furieusement désarticulé d’une danseuse suscitent ces émotions sur lesquelles la raison n’a point prise. Cette rigueur toute ascétique, cette grande pudeur même, permet à Laura Tanner d’aller à l’essentiel, qui est de toucher le cœur autant que de nourrir l’esprit.

Errances se termine tragiquement sur un fond sonore de disque rayé et d’un crépitement qui n’est pas sans évoquer le rayonnement fossile de l’univers, dernier souvenir du Big Bang. On pourrait comprendre cela comme l’aveu d’une défaite si l’on oubliait de remarquer que l’œuvre au noir de Laura Tanner ne s’achevait sur un éclat de rire…

Nicholas Palffy

Avec le soutien de: Département des Affaires Culturelles de la Ville de Genève, Département de l'Instruction Publique de l'Etat de Genève, Loterie Romande, Pro Helvetia, Fondation Stanley Thomas Johnson, La Fondation Ernst Göhner